Chapitre dix

 

La Surprise, par quinze brasses d’eau devant Mésentéron, tanguant doucement, observait le port : un port envasé de longue date et aujourd’hui rempli de troncs d’arbres par la dernière crue de la rivière qui serpentait à travers la ville basse et malsaine. Deux châteaux gardaient les troncs d’arbres et une vingtaine de petites embarcations ; les châteaux avaient autrefois appartenu à Venise et le lion ailé de Saint-Marc se détachait encore en haut relief sur leurs murailles extérieures, mais ils battaient à présent le croissant turc. La frégate les avait salués en jetant l’ancre et ils avaient répondu, le grondement des canons levant des nuages de pélicans d’une lagune invisible.

Mais depuis lors, il ne s’était rien passé : rien de pertinent tout au moins. Les pélicans, ayant repris leurs esprits, étaient revenus en longue file vers leur vase saumâtre, et les bateaux de pêche continuaient à tournicoter dans le port, harponnant les calmars qui montaient en surface dans l’extase de leur copulation décapode ; mais aucun canot officiel orné d’un dais n’avait appareillé de la jetée du château, aucun pacha n’avait arboré sa bannière à queue de cheval, et un très net sentiment de déception régnait à bord de la frégate.

L’œil d’un marin eût reconnu qu’elle était encore plus nette qu’à l’habitude, avec ses voiles ferlées au creux bien serré et tous ses bras parfaitement lovés à plat pont. Même un terrien eût constaté que les officiers avaient abandonné leurs vêtements de travail habituels, confortable pantalon de nankin et jaquette légère, pour le petit uniforme et les bottes à pompons tandis que l’équipage du canot était déjà en pantalon neigeux, jaquette bleu vif et chapeau de paille impeccable, tout prêt à conduire son capitaine à terre dès qu’il y serait invité. Mais l’invitation ne venait pas. Le château ne montrait aucun signe de vie et le capitaine Aubrey n’allait certes pas faire le premier pas : il était dans sa grand-chambre, vêtu élégamment et même superbement si ce n’est que son habit à dentelle d’or reposait sur une chaise, au côté de son épée de cent guinées du Fonds patriotique, tandis que sa cravate n’était pas encore nouée et ses culottes débouclées aux genoux. Il buvait un pot de café supplémentaire et grignotait des biscuits avec une belle équanimité, aussi bien préparé à voir Ismail Bey si ce gentilhomme apparaissait ou envoyait le message approprié qu’à faire route au nord pour rencontrer Mustapha. Ou, faute de Mustapha, Sciahan Bey lui-même, à Kutali. Il avait souhaité voir les trois Turcs successivement, en remontant la côte de Mésentéron (fief d’Ismail) vers Karia (fief de Mustapha), puis passant devant Marga et les Français pour atteindre Kutali, afin de perdre le moins de temps possible en préliminaires. Mais avec une mission aussi délicate il n’allait certainement pas se tracasser pour des détails et si par hasard ses Turcs n’étaient pas chez eux à son passage, il les prendrait dans un autre ordre : de toute manière il avait l’intention d’être en mer, et loin au large, avant le soir. La veille, à l’appel du soir, l’artillerie du navire l’avait déçu et si l’enthousiasme déchaîné dans l’équipage par la prise avait sans doute quelque rapport avec leur désinvolture criminelle et leur précision médiocre, il est vrai aussi que les hommes n’étaient pas encore tout à fait habitués aux canons de la frégate. Une couple d’heures de pratique assidue, de vraie pratique, ferait merveille, même si cela impliquait de brûler la plupart de la poudre qu’il avait trouvée sur la prise.

L’absence d’Ismail ne le troublait donc pas trop, mais elle l’étonnait : dans ces circonstances où les canons qu’il pouvait apporter entraîneraient probablement la victoire de n’importe lequel des trois côtés, il s’était attendu à un accueil enthousiaste – des janissaires jouant une marche turque, des feux d’artifice et peut-être un tapis d’Orient sous ses pas. Cette apparente indifférence était-elle une politique turque, une manœuvre courante en Orient ? Il aurait aimé le demander au professeur Graham : mais très tôt dans la journée, dès que les montagnes de l’Épire s’étaient détachées sur le ciel de l’est, le professeur et le docteur Maturin s’étaient frayé un chemin jusqu’à la grand-hune, aidés et protégés par Honey et Maitland, tous deux seconds maîtres et tous deux jeunes gens robustes, pour observer de là-haut la terre des classiques. Ce n’était pas l’Attique, ni même la Béotie, mais c’était déjà la Grèce et les pauvres jeunes gens pâlissaient d’ennui, d’un ennui intolérable, aux récits de Théopompe et des Molosses d’Agathocle, et des Molosses de Thémistocle et des Molosses avec son discours en entier, des Jeux actéens et jusqu’à la bataille d’Actium elle-même, bien que ni Graham ni Maturin ne puissent se souvenir du côté qui avait l’avantage du vent. Ils ne furent délivrés de l’ennui que lorsque Graham, dans le feu de la déclamation (Plutarque à propos de Pyrrhus), recula et mit le pied dans le trou du chat, et quand on les envoya en bas chercher des cartes et un compas azimutal pour pouvoir déterminer laquelle des montagnes à l’horizon dissimulait Dodone et son chêne parlant – « Dodone, jeunes gens, qu’Homère décrit comme le sanctuaire des selloi, qui dorment sur le sol et ne se lavent pas les pieds. »

« C’est peut-être Graham », pensa Jack, en entendant quelqu’un parler à la sentinelle à la porte de la chambre. Mais non, c’était Stephen attiré par l’odeur du café qui s’élevait, et peut-être un peu dépassé par la mémoire éléphantesque de Graham (il était en train d’initier les seconds maîtres à Polybe, Denys d’Halicarnasse et Pausanias, le tout à propos de Pyrrhus, né et élevé dans ces montagnes gris-bleu, là-bas).

— Je pensais à Graham, dit Jack.

— Moi aussi, répondit instantanément Stephen. L’autre jour il m’expliquait que la Navy est une école de lâcheté et je voulais vous demander quelques arguments contraires. Cette assertion m’est revenue à l’esprit à l’instant, en descendant, quand j’ai entendu un aspirant réprimander un gabier de misaine.

— Comment Graham en est-il arrivé là ? Killick, apportez une autre tasse.

— Il a commencé par dire qu’il avait vu un amiral jeter un encrier à un capitaine de vaisseau et que le capitaine de vaisseau, homme colérique et dominateur, avait surmonté son désir de représailles par un considérable effort d’autodiscipline, expliquant par la suite que s’il avait levé la main sur son supérieur, cela aurait été la fin de sa carrière – sinon même de sa vie, en théorie. Graham observait que l’amiral pouvait impunément agonir d’injures et même agresser le capitaine, tout comme le capitaine pouvait agonir d’injures et même agresser ses lieutenants, et eux-mêmes leurs inférieurs, et ainsi de suite jusqu’à l’avant-dernier membre de l’équipage. Il disait que l’amiral, dès ses premiers jours dans la Navy, avait constaté avec quelle lâcheté on pratiquait l’injure et les coups sur des hommes qui ne pouvaient répondre, ayant les mains liées ; et que de ce fait, son esprit étant depuis longtemps éduqué à la lâcheté et son être revêtu de l’armure invincible du brevet royal, il lui semblait tout à fait naturel d’en faire autant. Je n’ai pas répondu directement, car je voulais d’abord demander votre opinion : je m’en suis souvenu en entendant ce gamin vilipender un matelot et le menacer d’une garcette alors qu’à l’état naturel cet homme l’aurait réduit au silence. Même dans la situation actuelle, si peu naturelle, le matelot a été assez humain et imprudent pour répondre.

— Qui était l’aspirant ? demanda Jack, fort mécontent.

— Mon cher, je serais désolé que mon visage ressemble le moins du monde à celui d’un informateur, mais dites-moi, comment puis-je confondre le professeur Graham ?

— Eh bien, quant à cela, dit Jack soufflant sur son café et regardant le port par la fenêtre de poupe, quant à cela… si vous ne souhaitez pas le traiter de pragmatiste pompeux et lui donner un coup de pied dans les tibias, ce qui vous semblerait sans doute peu convenable, peut-être pourriez-vous lui dire de juger le pudding à ses fruits.

— Vous voulez dire juger l’arbre en y goûtant.

— Non, non, Stephen, vous n’y êtes pas du tout : goûter un arbre ne prouverait rien. Et puis vous pourriez lui demander s’il a jamais vu beaucoup de poltrons dans la Navy.

— Je ne suis pas tout à fait sûr de ce que vous entendez par le terme « poltron ».

— Vous pourriez les décrire comme quelque chose que l’on ne saurait en aucun cas tolérer dans la Navy, comme des wombats (ajouta-t-il au souvenir soudain des créatures que Stephen avait amenées à bord d’un commandement antérieur), de misérables coquins mesquins et bons à rien : des lâches, en un mot.

— Vous êtes injuste pour les wombats, Jack, et vous avez été injuste envers mon paresseux à trois doigts – quelle intolérance. Mais laissons de côté les wombats et restons-en à vos poltrons : Graham pourrait répondre qu’il a rencontré bon nombre de petites brutes dans la Navy, et pour lui, peut-être, les deux sont quasiment la même chose.

— Mais ce n’est pas vrai, vous le savez. Ce n’est pas du tout la même chose. Je l’ai cru, autrefois, quand j’étais tout jeune à bord de la Queen et que je me suis rebellé devant une brute tyrannique, tout à fait certain qu’elle se transformerait en coq de basse-cour et tournerait casaque. Grand Dieu, comme il m’a secoué (il riait de bon cœur à ce souvenir), et quand je n’ai plus été en mesure de voir, d’entendre ou de tenir sur mes pieds, il s’en est pris à moi avec une planche… (Depuis quelques minutes il observait un lointain tourbillon d’activité au pied du château le plus proche, entre la poterne et le rivage, et soudain il s’interrompit pour dire :) Ils mettent enfin un canot à l’eau, un caïque avec un dais. (Il attrapa sa lunette :) Oui, c’est quelque chose d’officiel : je vois un vieux monsieur avec une barbe que deux nègres embarquent. Killick, faites passer pour le professeur Graham. Dites à Mr Gill, avec mes compliments, qu’il doit être ramené sur le pont par les deux seconds maîtres ensemble. Grand Dieu, quel tas de maladroits (avec un signe de tête vers le lointain canot) : ils ont heurté un tronc d’arbre. À présent, ils empannent, que Dieu leur vienne en aide. Il se passera un bon moment avant que nous ayons à enfiler nos habits.

C’était aussi l’opinion générale du gaillard d’arrière. Tous les officiers qui n’étaient pas de quart retournèrent à leur jeu de palets dans le carré : une vaste compétition en cours depuis Malte, et si le prix de douze shillings et six pence semblait ridicule depuis la capture du Bonhomme Richard, ils continuaient à jouer avec la plus grande ardeur, aussi peu soucieux du ciel somptueux, de la mer parfaite, de la spectaculaire côte ionienne et même de Pyrrhus et des pélicans dalmates que s’ils étaient dans quelque convoi sans soleil, très loin sous la pluie, en mer du Nord. Pullings jeta un coup d’œil à son pont parfait, aux hommes de coupée en gants blancs et aux tire-veille nouvellement revêtues, prêtes à amener le visiteur à bord, à l’infanterie de marine poudrée et blanchie, prête à piétiner et claquer des pieds en compliment martial, au bosco et à ses aides, dans l’attente avec leur sifflet d’argent brillant ; puis il descendit en toute hâte pour pousser un palet, et n’émergea que lorsque le caïque fut à portée de voix. Sur le pont, Gill, officier de quart, avait tout parfaitement en main ; dans la chambre, Killick avait disposé des coussins à la manière orientale sous la direction du professeur Graham, et allumé le narguilé embarqué à cette fin à La Valette – la fumée de tabac s’élevait par la claire-voie de la chambre et le gaillard d’arrière l’aspirait avidement.

Le caïque bouleversa toutes les prévisions naturelles en fonçant d’un coup, au dernier moment, vers les porte-haubans bâbord ; mais la Navy, accoutumée aux caprices sauvages des étrangers, résolut aussitôt la situation en faisant volte-face et en fournissant une image symétrique des cérémonies appropriées, qui conduisit le vieux monsieur à bord sans froisser une plume de la splendide aigrette de son turban.

On le conduisit dans la grand-chambre où Jack l’accueillit, Graham jouant le rôle d’interprète : sa seule fonction était d’inviter le capitaine Aubrey à dîner avec le bey et de présenter des excuses pour le retard de cette invitation – le bey était à la chasse dans les marais et la nouvelle de l’arrivée de la frégate ne l’avait pas atteint avant longtemps : il était désolé ; il se couvrait de cendres.

— Que chasse donc le bey ? demanda Jack qui s’intéressait à ces choses et qui pensait de toute manière qu’un peu de conversation polie pourrait compenser la version tiédasse du sorbet produite par Killick et l’organisation bizarre du narguilé, ni l’un ni l’autre ne paraissant tout à fait du goût de la compagnie.

— Les Juifs, dit Graham, transmettant la question et la réponse.

— Demandez, je vous prie, à l’effendi si les pélicans nichent ici, dit Stephen après une pause infime. Je sais que les Turcs ont une grande sympathie pour la cigogne, et ne la molestent jamais ; peut-être leur humanité s’étend-elle aux pélicans, en raison de la ressemblance superficielle.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit Pullings qui entrait à cet instant, mais le caïque vient de couler le long du bord. Nous l’avons amarré par l’avant et l’arrière et son équipage est à notre bord.

— Très bien, Mr Pullings : je suis certain qu’ils aimeraient quelque chose à manger – n’importe quoi sauf du porc, vous savez. Dites-leur « No porco, pas porco ». Et que l’on mette mon canot d’apparat à l’eau : je vais à terre. Mr Graham, veuillez transmettre la triste nouvelle à l’effendi et lui dire que nos charpentiers seront probablement en mesure de réparer les dommages.

Le vieux monsieur ne sembla guère ému. Il dit que c’était manifestement la volonté de Dieu et que lui-même, pour sa part, n’avait jamais pris la mer sans un désastre de quelque sorte. D’ailleurs le contraire le surprendrait fort.

— Dans ce cas, espérons que l’effendi sera surpris lors de son voyage de retour, dit Jack, car il est manifeste qu’il doit le faire dans mon canot.

 

Jeudi, en mer

 

« … J’ai donc conduit le vieux monsieur à terre, en disant à mes hommes de nager bien sec et par chance nous n’avons pas embarqué la moindre goutte d’eau, écrivit Jack dans sa lettre à Sophie, même si la navigation dans ce port envahi d’arbres entiers flottants ou échoués n’était pas de la petite bière. Mais quoi qu’il en soit, Bonden savait que notre honneur en dépendait et il nous a conduits à la jetée avec beaucoup de style : là j’ai eu le plaisir de voir qu’ils avaient étalé un tapis bleu parfaitement magnifique avec un dessin serré de fleurs roses, juste la taille qu’il faudrait pour la petite salle du matin à la maison. Debout au milieu se trouvait Ismail Bey, le souverain de ces régions, qui m’a accueilli fort civilement et m’a conduit vers un cheval absolument somptueux, un bel étalon alezan d’un peu plus de seize mains, pour me conduire trois cents yards plus loin dans le château. Nous avons traversé plusieurs cours et dans la dernière, qui était remplie d’orangers bien taillés, ils avaient déployé une tente et dressé la table – une table à pieds bien courts, je dois le dire, mais comme il n’y avait pas de chaises, rien que des coussins posés sur un banc bas, c’était aussi bien – ce qu’il y avait d’agréable c’est que par une embrasure de canon vide juste en face de moi je pouvais voir la chère Surprise exactement encadrée.

« Nous étions six à table : le bey et moi, son vizir et le professeur Graham, et son astrologue avec Stephen. Le Bulbuljibashi, le gardien des rossignols, et le Tournajibashi, le gardien des grues, avaient été amenés pour parler à Stephen des pélicans, mais ils ne furent pas admis à table. Nous n’avions ni assiette, ni couteau, ni fourchette (mais nous disposions chacun d’une cuiller en écaille de tortue) et le dîner n’était pas servi à notre manière non plus, car il n’y avait pas des mets présentés ensemble, en services, mais des plats suivant l’un l’autre, séparément, au nombre de trente-six, sans compter les sucreries. Chacun arrivait au son des timbales, apporté par des Noirs qui les déposaient sur un superbe et monstrueux plateau d’or niché dans un coussin brodé, au milieu de la table : ensuite nous allongions tous le bras et prenions des morceaux avec les doigts, à moins que ce fût très mou, auquel cas nous utilisions nos cuillers. L’un des plats était un agneau rôti au ventre farci de riz jaune vif que le bey saisit par les pattes, le découpant proprement en morceaux pour nous. Graham fut d’une grande aide, entretenant activement la conversation en turc et nous disant comment nous conduire : vous auriez bien ri de l’entendre dire, de temps à autre et sans regarder Stephen : « Nourrissez le gardien des rossignols – nourrissez le gardien des grues », et Stephen déposait avec gravité un morceau dans les bouches en attente derrière lui. Et parfois il disait, avec les mêmes mots que Killick : « Capitaine A., votre manche est dans le plat », ce qu’elle faisait souvent, je le crains, un habit d’uniforme n’étant pas conçu pour plonger jusqu’au poignet dans un plat commun. « Mais à part cela ce fut un repas solennel et grave, même rébarbatif, avec à peine un sourire du début à la fin. Nous n’avions à boire que de l’eau, jusqu’au bout, où l’on nous apporta du café versé dans d’étranges petites tasses de porcelaine sans anses, posées sur des supports en or tout incrustés de diamants, de rubis et d’émeraudes. Le mien était tout en émeraudes et j’eus l’imprudence de l’admirer : Ismail a aussitôt ordonné qu’il soit mis dans une boîte et transporté au canot, et seul Graham réussit à sauver la situation en déclarant avec fermeté et de manière répétée que pour les gens de notre nation c’était un jour particulièrement malencontreux pour donner ou recevoir des présents. Car il était absolument impensable que je me laisse imposer une obligation envers le bey : bien qu’il soit fort en faveur auprès de notre ambassade de Constantinople et bien qu’il ait sans aucun doute des manières aimables, obligeantes, caressantes, il m’est apparu comme un gentilhomme désagréablement huileux – pas du tout mon idée d’un Turc, et d’ailleurs Graham me dit qu’il est le petit-fils d’un apostat grec tandis que sa mère était égyptienne – et cela n’aurait pas convenu du tout à la fin du festin, quand la plupart de la compagnie fut renvoyée et qu’on se mit à parler du véritable sujet de notre réunion. Je ne vous ennuierai pas avec le détail de nos négociations mais j’observerai simplement que si ma profession m’impose de souffrir pour mon roi et mon pays, la douleur d’être assis jambes croisées avec les boucles de culottes qui s’incrustent dans les os est, après les trois premières heures, très, très supérieure aux exigences du service. De toute manière je dois résumer notre conversation pour le commandant en chef et l’écrire deux fois serait fort ennuyeux, surtout du fait qu’elle s’est révélée insatisfaisante. »

 

Ce n’était que le deuxième épisode d’une nouvelle lettre, car il avait posté la sienne à Malte, et il la parcourut depuis le début : la chance extraordinaire d’avoir la Surprise avec un équipage trié sur le volet, même si ce n’était que pour cette croisière ; la jolie petite prise – pas une Golconde flottante, pas une Santa Brigida, pas une capture qui résoudrait toutes les difficultés domestiques, mais qui du moins lui donnerait un peu d’aisance aux entournures (et Sophie devait s’acheter une nouvelle pelisse, une belle étole neuve) ; Babbington et les femmes grecques ; le noble rivage de l’Épire. Il éprouva comme un remords de conscience en relisant les lignes où il souhaitait que ses filles cherchent l’Épire sur la carte et que son fils lise les pages sur Pyrrhus dans la Polite Education de Gregory, « car ce serait une honte que George se révèle ignorant de Pyrrhus en grandissant » : Jack n’avait jamais été hypocrite avant d’être père, et encore aujourd’hui cela ne lui venait pas aisément.

Puis il envisagea le document qu’il devait écrire, le compte rendu de sa conversation avec Ismail Bey. La conclusion était assez simple : si les canons anglais devaient être payés par une action effective contre les Français de Marga, Jack pensait qu’il pouvait les porter à un meilleur marché. Ismail lui avait paru, comme à ses conseillers, beaucoup plus politicien que guerrier : il n’avait pas de plan militaire cohérent pour prendre Kutali, et moins encore Marga, mais semblait penser que la ville tomberait nécessairement entre ses mains dès qu’il aurait les canons. Impossible également de l’amener à fixer le nombre exact des troupes qu’il mettrait en action pour ces deux opérations : « Il y en aurait beaucoup, beaucoup plus que nécessaire ; il aurait été ravi de les montrer, en parade sur la place, mais deux régiments et la plupart de ses meilleurs officiers étaient en déplacement, pour détruire des rebelles dans le nord, tandis que des milliers d’hommes étaient dispersés le long des frontières. Mais si le capitaine Aubrey voulait bien le prévenir un peu en avance avant son prochain passage à Mésentéron, il y aurait une superbe revue : le capitaine Aubrey verrait un splendide corps d’armée, tout dévoué à la cause britannique, brûlant de voir tomber les Français et parfaitement équipé, sauf pour les canons. » Pour la plupart cela sonnait faux, d’autant plus faux que c’était transmis par traduction, séparé des regards et des gestes significatifs qui accompagnaient les paroles originales : l’une des rares certitudes de Jack était que le bey avait une notion de l’urgence et même du temps très différente de la sienne.

Mais la plus grande partie du discours d’Ismail, et de loin, traitait de ses excellentes relations avec l’ambassade britannique et des personnalités de Mustapha et Sciahan, ses rivaux pour la possession de Kutali. C’était, semble-t-il, de tristes compères chez qui la cruauté et l’avidité rivalisaient avec l’incompétence et la lâcheté : ils chercheraient évidemment à tromper le capitaine Aubrey, mais le capitaine Aubrey se rendrait compte immédiatement que le premier n’était rien d’autre qu’un corsaire illettré, à peine mieux qu’un pirate, une personne dont aucun homme ne pouvait croire la parole, tandis que le second était un être d’une loyauté douteuse envers le sultan, totalement sous l’influence du trop célèbre Ali Pacha de Jannina, et aussi impuissant sur le champ de bataille qu’il l’était au harem, et tous deux dévoués à Napoléon.

Graham l’avait mis en garde contre la lenteur des négociations orientales et les différents niveaux de duplicité admissibles ; il avait dit également que le vizir d’Ismail, venu demander quels présents le capitaine Aubrey escomptait pour ses bons offices en la matière, avait offert au professeur une commission personnelle de huit cent quarante piastres pour chaque canon livré. Ce n’était pas un début encourageant et peut-être les autres beys seraient-ils tout à fait semblables : il n’était pas impossible que l’ambassade ait raison et que Ismail soit – triste chose – le meilleur du lot.

— Entrez, dit-il d’une voix basse et abattue, et Elphinstone, l’un des aspirants, entra, net et reluisant.

— Bonjour, monsieur, dit-il, vous avez désiré me voir ?

— Oh, Mr Elphinstone, oui. Vous avez trois hommes sur la liste des punis. Deux sont des cas sans gravité et quelques jours de tafia coupé en viendront à bout, mais vous notez Davis pour une affaire grave, une affaire qui mérite le fouet. Si personne ne parle pour lui et s’il ne peut le nier de manière convaincante, je devrai le condamner à douze coups au moins, quoique je n’aime pas du tout voir battre les hommes. Aimez-vous voir battre les hommes ?

— Oh non, monsieur ; mais n’est-ce pas nécessaire pour la discipline ?

— Certaines personnes le pensent, et avec certains hommes c’est peut-être vrai ; mais j’ai connu des capitaines qui passaient une année et plus sans le moindre coup de fouet, des capitaines exigeants sur des navires remarquables.

— Davis a répondu, monsieur : il a répondu de manière très grossière quand je lui ai dit de refaire l’estrope de la poulie – il a dit quelque chose du genre « chier encore jaune » qui a fait rire les autres.

— Davis est un cas particulier. Il est un peu bizarre et on lui a toujours accordé un peu plus de licence qu’aux autres. Il était déjà en mer bien avant votre naissance et s’il n’est pas encore très habile à estroper une poulie ou à fourrer un câble, il possède d’autres qualités marines dont vous êtes certainement conscient. Une force incroyable, tout d’abord ; il est toujours le premier à l’abordage et c’est une vision terrifiante sur le pont de l’ennemi : un taureau enragé ne lui arrive pas à la cheville. Mais j’allais oublier, vous n’avez pas encore eu l’occasion de voir cet aspect du service. C’est tout ce que j’ai à vous dire pour le moment, Mr Elphinstone : bonne journée. Appelez donc mon valet en passant.

— Que n’y a sacrément rien à faire, monsieur, dit Killick geignant de colère, en entrant avec le meilleur uniforme de Jack sur le bras. Cette saleté de mangeaille étrangère veut pas s’en aller, y a vraiment rien à faire, et maintenant j’ai essayé de le couvrir avec du safran par-dessus la dentelle d’or et c’est encore pire. Combien de fois je vous ai t’y pas dit « Votre manche est dans votre assiette, monsieur », quand c’était rien que du bœuf et du dessert ou un pudding ou autre chose, et c’était déjà assez difficile ; mais cette saleté de mangeaille étrangère, vraiment…

— Allons, Killick, du calme, donnez-moi mon habit, dit Jack, il n’y a pas une minute à perdre.

— Que ça vous retombe sur la tête, dit Killick en l’aidant à enfiler le lourd habit.

Et il ajouta à mi-voix quelque chose de proche de la rébellion, du genre « fait rire tout le monde ».

Le capitaine Aubrey ne fut pourtant pas accueilli par beaucoup de gaieté quand il surgit sur son gaillard d’arrière : on était mercredi et à six coups du quart du matin, le mercredi, l’habitude voulait que tout l’équipage soit convoqué à l’arrière pour assister aux punitions, occasion solennelle. On piqua six coups : les officiers et les jeunes messieurs étaient tous présents, tous en uniforme ; le caillebotis était gréé et les aides-bosco se tenaient à côté, prêts à saisir n’importe quel coupable sur un mot du capitaine et à le fouetter avec le chat à neuf queues que Mr Hollar tenait prêt dans son sac d’étamine.

Le chat ne fut pas nécessaire pour les premiers punis. Ce n’étaient que des cas bénins de jurons profanes, blasphèmes, imprécations, discours ou gestes réprobateurs ou provocateurs, saleté ou ivresse, et ils furent réglés par la suppression ou la dilution du tafia ou par des tâches supplémentaires ; mais quand on appela le nom de Davis et que son délit fut connu et admis, ou du moins ne fut pas nié, le bosco commença à défaire les cordons du sac d’étamine.

— C’est une sacrément sale affaire, Davis, dit Jack. Vous voilà, matelot qualifié depuis vingt ans et plus, qui répondez à un officier. Vous avez dû entendre lire les articles du Code de justice plusieurs centaines de fois, et vous voilà qui répondez à un officier ! Mr Howard, lisez-nous le numéro vingt-deux, la seconde partie.

— L’article vingt-deux du Code de justice navale, monsieur : la seconde partie, dit le secrétaire, et il poursuivit solennellement, d’une voix de stentor : « Si tout marin ou autre personne de la flotte se permet de se quereller avec l’un de ses officiers supérieurs, dans l’exécution de son office, ou désobéit à tout commandement légitime de l’un de ses officiers supérieurs, toute personne convaincue d’un tel délit par la sentence d’une cour martiale sera condamnée à mort. » Il fit une pause et répéta « sera condamnée à mort » avant de poursuivre pour la forme « ou à toute autre punition qui lui sera infligée, selon la nature et le degré de son délit, par la sentence d’une cour martiale ».

— Voilà, dit Jack en regardant Davis qui observait fixement le pont. Comment pouvez-vous espérer échapper au fouet ? Avez-vous quelque chose à dire pour vous-même ?

Davis ne répondit pas mais commença à ôter sa chemise.

— Quelqu’un d’autre a-t-il quelque chose à dire pour lui ? Dans ce cas…

— S’il vous plaît, monsieur, dit Elphinstone, ôtant le bicorne qu’il avait mis pour l’occasion, il est dans ma division et s’est toujours montré diligent et attentif jusqu’ici, obéissant aux ordres et respectueux. (À cela, l’un des compagnons de plat de Davis, perdu dans la foule, éclata d’un rire bruyant, mais Elphinstone, tout rougissant, poursuivit péniblement :) Je pense que ce n’était qu’un écart temporaire, monsieur, et j’aimerais vous prier de ne pas le punir.

— Eh bien, voilà qui est joliment dit, dit Jack. Avez-vous entendu, Davis ? Mr Elphinstone prie que l’on ne vous fouette pas.

Il prononça ensuite une homélie particulièrement ennuyeuse sur le bien et le mal, ayant pour seul mérite d’être assez courte et de le faire sourire intérieurement.

Il souriait ouvertement quand Stephen entra, l’air acariâtre. Comme beaucoup d’hommes grands, florissants et de bonne nature, Jack Aubrey était affligé d’une proportion inhabituelle d’amis petits, pâles, maigres et à tendance acariâtre. L’un de ses premiers compagnons de bord et de ses connaissances les plus proches, Heneage Dundas, s’était déjà vu affubler du sobriquet de Jo Vinaigre dans tout le service ; le valet de Jack était un râleur confirmé ; et parfois, même Sophie… Il était donc particulièrement sensible aux nuances de l’acrimonie et avant même que Stephen n’ouvre la bouche, Jack sut qu’il allait dire quelque chose de désagréable.

— Je ne pose cette question que pour information, dit Stephen, et sans la moindre intention personnelle : mais dites-moi, quand les capitaines s’érigent en juges et imposent la loi morale en même temps que militaire, prônant des vertus qu’ils ne pratiquent que peu ou prou, ressentent-ils souvent la sordidité spirituelle de leur conduite ?

— J’oserais dire qu’ils la ressentent, dit Jack, toujours souriant. Je sais que je me suis souvent émerveillé de ne pas être frappé par la foudre. Mais c’est ainsi – aucun navire ne possède un homme qu’on puisse qualifier de héros chrétien sans tache, aussi le capitaine doit faire ce qu’il peut pour maintenir la discipline.

— Je vois, dit Stephen. Donc ce n’est pas pour se glorifier à ses propres yeux, ce n’est pas pour exprimer ses propres vues devant un public qui n’ose bouger ou protester, ce n’est pas pour le plaisir profondément indigne, ou plutôt mauvais, d’exercer son pouvoir à peu près illimité ; ce n’est pas non plus que notre gentilhomme n’est pas conscient de la véritable nature de son acte. Non, non : tout ceci, c’est pour la discipline, pour le bien du pays. Parfait : je suis satisfait. (Il renifla et poursuivit :) S’il vous plaît, qu’est ceci que j’entends à propos de passer gentilhomme ?

Dans un éclair d’intuition, Jack comprit que Stephen avait parlé à Driver, le nouvel officier d’infanterie de marine embarqué à Malte, grand admirateur des rois, titres honorifiques, anciennes familles, armoiries, fonctions héréditaires et privilèges en général.

— Eh bien, dit-il, vous savez ce que veut dire passer lieutenant ? Quand un aspirant a servi ses six ans il se présente devant le Conseil avec ses certificats et ses livres, les capitaines présents l’examinent et s’ils constatent qu’il comprend sa profession, il passe lieutenant.

— Bien sûr, je l’ai entendu maintes et maintes fois, et je me souviens de l’anxiété tremblante du pauvre Babbington. Mais j’ai calmé ses esprits avec trois gouttes d’essence d’hellébore sur un morceau de sucre et il est passé pavillon flottant.

— Pavillon haut.

— Ne soyons pas pédants, je vous en prie.

— Mais, dit Jack, il en est passé tant depuis le début de la guerre, on a tant fait de lieutenants qu’ils sont à présent plus nombreux sur la liste qu’il ne peut y avoir d’emplois, sans même parler de promotion ; voici quelques années, les hommes n’ayant pas de relations familiales particulières ont donc constaté qu’ils restaient sur la plage. Ils n’étaient pas passés gentilshommes, et ils ne possédaient pas les amis ou les relations capables de les pousser, bien qu’ils fussent souvent des marins remarquables. Tom Pullings n’a pu trouver de navire pendant longtemps : et bien entendu, pas de navire, pas de promotion. J’ai fait de mon mieux, naturellement, mais j’étais loin d’ici pour une bonne partie de ce temps et d’ailleurs mes projets n’ont abouti à rien, l’un après l’autre : juste avant qu’on m’ait donné le Worcester je l’ai emmené dîner chez Slaughter avec Rowlands de l’Hebe, qui avait perdu un lieutenant par-dessus bord. Ils se sont assez bien entendus mais ensuite Rowlands m’a dit qu’il ne souhaitait pas avoir sur son gaillard d’arrière quelqu’un qui ne dise pas « balcon » et malheureusement le pauvre Tom avait dit « balecon ». C’est toujours la vieille histoire des capitaines gentilshommes et des hommes sortis du rang.

— Quel est votre avis sur cette affaire ?

— Je n’ai pas d’avis très tranché. Il y a tellement de facteurs ; et tant de choses dépendent de ce que l’on entend par gentilhomme. Mais supposons qu’il s’agisse simplement de la description habituelle, quelqu’un dont la famille possède une certaine quantité d’argent depuis deux ou trois générations, quelqu’un ayant des manières à peu près correctes et au moins une touche d’éducation – dans ce cas, à qualités marines égales, je préférerais le gentilhomme, en particulier parce qu’il est plus facile à des officiers de vivre ensemble s’ils ont à peu près les mêmes principes de comportement, mais plus encore parce que les matelots apprécient énormément la naissance, peut-être beaucoup plus qu’ils ne le devraient.

— Votre idéal est donc un gentilhomme qui soit aussi un marin.

— Je suppose. Mais cela exclurait Cook et bien d’autres hommes de toute première qualité. En règle générale cela pourrait convenir pour le commun, mais il me semble qu’un officier de marine véritablement bon est toujours un être exceptionnel, auquel les règles ordinaires ne s’appliquent guère. Tom Pullings, par exemple, ce n’est peut-être pas un nouveau Howe ou un nouveau Nelson, mais je suis absolument certain qu’il ferait un bien meilleur capitaine que la plupart – nous n’avons pas souvent l’occasion de parler de balcon en mer. J’ai essayé de le faire promouvoir maintes et maintes fois, comme vous le savez fort bien ; mais la protection ne fonctionne pas toujours, et si elle est trop forte elle peut nuire. Regardez ceci, dit-il, passant une lettre tirée des papiers qui jonchaient son bureau.

 

« Monsieur, lut Stephen, le Conseil n’ayant pas considéré le service (auquel vous faites allusion dans votre lettre du quatorze) accompli sous la direction du lieutenant Pullings comme du genre qui justifierait sa promotion, je dois avouer ma surprise de la manière dont vous avez jugé bon de vous adresser à moi à ce propos. Très sincèrement, votre humble serviteur, Melville. »

— Ceci remonte à des années, dit Jack, à la prise de la Rosa. Mais les choses ne sont pas plus favorables aujourd’hui – plutôt pires, en fait, avec mon vieux père qui fait ses caprices à la Chambre et qui jette le discrédit sur toutes mes recommandations – et le seul espoir de Tom est une victoire au combat. C’est pour cela que nous étions si déçus quand Emeriau s’est échappé et c’est pour cela que j’espère tellement que le prochain Turc, ce Mustapha, sera plus prometteur que le dernier. Chasser les Français de Marga serait certainement considéré comme un combat de frégates, avec une promotion pour le premier lieutenant. Avec cette brise nous devrions atteindre Karia demain, et nous faire quelque idée du capitan-bey.

En fait ils s’en firent une idée bien plus tôt. La Surprise faisait route au nord, entourée d’un nuage de sa propre fumée, quand la vigie annonça deux navires par la hanche tribord, deux navires sous la terre. L’homme aurait donné la nouvelle plus tôt s’il n’avait pas observé avec un intérêt si passionné la compétition entre les quarts, et à présent son appel était un peu anxieux, car les coques des navires étaient déjà visibles et c’était l’un des délits que le capitaine Aubrey négligeait rarement. En guise de couverture il ajouta quelques détails : « Frégate turque, approchant main sur main ; bonnettes hautes et basses ; l’autre doit être un vaisseau de vingt canons, turc aussi ; voilure de route ; tient son cap sous la terre ; très difficile à voir. »

Les tribordais venaient de fracasser un baril flottant à quatre cents yards, à la fin d’un exercice où ils avaient atteint un rythme tout à fait satisfaisant de tir précis. Jack dit :

— Amarrez vos canons. Les tribordais gagnent de deux points. Un exercice honorable, Mr Pullings.

Puis, s’approchant du couronnement, il dirigea sa lunette vers le nouveau venu et sa lointaine conserve. Graham et Stephen étaient à côté de la lanterne de poupe et il leur dit avec un sourire :

— La chance est avec nous. Nous avons là toute la marine turque de ce côté de l’archipel : c’est le Torgud qui s’approche et le Kitabi là-bas sous la terre, et je ne doute pas que le capitan-bey soit à bord de la frégate.

Élevant la voix, il donna l’ordre qui mit la Surprise au plus près, tribord amures, sur une roule coupant celle du Torgud.

Jack gagna le gaillard d’avant tandis que le navire virait, pour étudier attentivement le Turc. Il était construit à la manière européenne, sans doute par un chantier français ou vénitien, et si les hommes sur son pont portaient des turbans ou des chéchias écarlates, ils naviguaient à la manière européenne aussi. Il était assez bien mené : beaucoup mieux que sa conserve maladroite, honteusement masquée au vent arrière, en doublant un cap, juste au moment où il y portait sa lunette.

Le Torgud levait une belle vague d’étrave sous sa vaste voilure – il était manifestement très rapide au largue – et comme la Surprise était toujours fort heureuse au près, les deux navires se rapprochèrent à vive allure. Pendant un moment ils furent presque en route de collision puis l’angle s’ouvrit quand le Torgud changea de route pour laisser largement porter et couper le sillage de la Surprise ; il pivota dans un bel éclat de canons de bronze tout au long de son flanc, et pour la première fois, Jack put vraiment l’observer : nettement plus lourd que la Surprise et avec une paire de canons en plus – des sabords bien bizarres au milieu, aussi –, mais il eut l’impression que cela le surchargeait, qu’il ne manœuvrerait pas facilement et qu’il pourrait être paresseux à virer : d’après la profondeur de son sillage, il devait être particulièrement ardent. Mais il n’eut pas beaucoup le temps de regarder.

— Monsieur, dit Pullings, j’ai l’impression qu’ils ont l’intention de venir sous notre arrière.

— Eh bien, voilà qui est civil, dit Jack. Professeur Graham, connaissez-vous l’étiquette navale turque ?

— Non, monsieur, point du tout, dit Graham, mais en général ils suivent la mode française.

— Les imbéciles, dit Jack. Quoi qu’il en soit, il veut être poli. Mr Borrell, soyez prêt à lui donner treize coups dès l’instant où il amènera son foc.

La frégate turque prit de l’élan, mit la barre dessous toute, et prit la cape sous le vent de la Surprise. Ce fut assez bien fait : pas tout à fait comme dans la Navy – la rentrée des bonnettes était beaucoup trop désordonnée pour cela et l’on constatait une triste absence de coordination dans la levée des lofs, un désordre général – mais bien peu de navires marchands ou de corsaires auraient fait mieux que le Torgud.

Et nul n’aurait pu lui en remontrer quant à la rapidité de mise à l’eau d’un canot. Il dégringola des bossoirs de hanche avec un énorme plouf et son équipage passa par-dessus la lisse d’une manière tout à fait étonnante, suivi presque aussi vite par des hommes en robe, sans doute des officiers. Jack s’était attendu à un long échange de civilités criées d’un navire à l’autre, mais il eut à peine le temps de revenir au gaillard d’arrière que le canot turc était à mi-chemin. Ses nageurs n’étaient pas élégamment habillés (l’un ne portait rien d’autre qu’un caleçon en calicot déchiré), ils ne ramaient pas très joliment, mais leur hâte et leurs efforts concentrés n’auraient pas été plus grands à la poursuite d’une prise ; et face aux nageurs, en lieu et place de patron de canot, était assis un homme avec un turban pourpre, une barbe rouge tombant sur sa bedaine et d’amples pantalons pourpres, un homme d’un tel volume qu’on pouvait s’étonner que le canot ne soit pas terriblement enfoncé de l’arrière.

Jack se coiffa du bicorne que Killick lui passait en silence, jeta un coup d’œil de l’avant à l’arrière et vit que Pullings, d’esprit plus vif que son commandant, avait déjà mis en place l’infanterie de marine et préparé la réception. Puis il entendit le canot s’accrocher : regardant par-dessus la lisse, il vit le gros homme attraper les tire-veille – la Surprise prit un coup de gîte quand il s’y accrocha – et courir jusqu’en haut du flanc comme un gamin. En atteignant le gaillard d’arrière il porta la main à son front puis à son cœur en s’inclinant avec une magnificence qui aurait pu paraître excessive chez un homme plus petit ; mais Mustapha était immense, par sa personne et sa présence. Quoique un peu moins grand que Jack il était nettement plus large et son vaste pantalon turc pourpre rendait sa masse encore plus imposante : « Mustapha, capitan-bey », dit-il d’une voix résonante ; et l’officier tout menu qui le suivait en dit autant, ajoutant en grec et en quelque chose comme de l’anglais : « Commandant des navires du Grand Turc dans ces eaux et seigneur de Karia ».

— Bienvenue à bord, monsieur, dit Jack, faisant un pas en avant la main tendue. Professeur Graham, veuillez dire à ces messieurs qu’ils sont bienvenus à bord et suggérer que nous prenions le café dans la chambre.

— Ainsi vous parlez turc, dit Mustapha, tapotant doucement la joue de Graham. Très bien, très bien. Dans ce cas, Ulusan peut retourner dans le canot.

— Ne voudrait-il pas prendre quelque rafraîchissement dans le carré ? demanda Jack en voyant Ulusan s’incliner et se détourner.

— Le capitan-bey dit qu’il pourrait être tenté de boire du vin et même de l’alcool, interdits aux musulmans, dit Graham. Il sera mieux dans le canot.

Dans la chambre, Jack fut heureux de constater que le capitan-bey pouvait sourire et même rire. L’extrême gravité des hôtes à Mésentéron lui avait pesé, faisant d’une question déjà sérieuse quelque chose d’absolument funèbre ; de plus, Ismail et ses conseillers regardaient toujours la table en s’adressant à lui – manifestation de bonnes manières turques, peut-être, mais déconcertante ; à présent, avec les yeux rusés, le regard entendu et souvent amusé de Mustapha fixé sur lui, il se sentait beaucoup plus à l’aise. C’étaient d’étranges yeux, d’un jaune orangé et qui semblaient petits dans cette face énorme, plus petits encore quand Mustapha souriait. La barbe teinte en rouge s’ouvrait, montrant largement des dents éclatantes, et les yeux disparaissaient à peu près dans le poil dru et luxuriant. Cela se produisit de plus en plus souvent à mesure que l’après-midi passait et l’on constata que Mustapha se laissait facilement tenter à boire du vin et même de l’alcool.

Ils firent une visite de la frégate au cours de laquelle il devint évident que Mustapha, fort capable de juger un navire, était encore plus attaché aux canons. Il fut fasciné par les améliorations que Jack avait empruntées à Philip Broke, capitaine de la Shannon, du moins pour ses pièces de chasse, et il jubila positivement à la vue des lourdes caronades, vrais engins de massacre, qui garnissaient le gaillard d’arrière de la Surprise ; car pour lui le combat idéal était un furieux bombardement à portée de plus en plus brève, suivi d’un abordage.

— J’aime les canons, dit-il, quand ils furent revenus dans la chambre, fumant le narguilé et buvant du punch. On ne peut plus en avoir maintenant que Venise a disparu et j’ai besoin de tous ceux que je pourrai trouver pour prendre Kutali. Je suis ravi que vous m’en ayez apporté autant.

— Et je serais ravi de les donner à un marin comme moi, dit Jack en souriant. Mais ce sont les canons de mon maître et je dois les livrer à l’allié le plus utile pour nous aider à chasser les Français de Marga. Comme vous le savez certainement, d’autres gentilshommes ont proposé leurs services et en toute justice je dois entendre tout ce que les personnes concernées peuvent avoir à dire.

— Je peux vous dire ce qu’a dit Ismail, s’écria Mustapha. Il a dit que je suis un corsaire illettré, cul et chemise avec les Français, auquel on ne peut pas faire confiance. Et Sciahan vous dira que je suis l’allié d’Ali Pacha, que je complote une rébellion contre le sultan, qu’on ne peut pas me faire confiance, ha, ha, ha ! Mais ni l’un ni l’autre ne peuvent affirmer que je n’ai pas conquis Djerba et pacifié la Morée en deux ans de campagne – une centaine de villes et de villages en flammes ! Et ni l’un ni l’autre ne pourront vous aider à chasser les Français de Marga : Ismail n’est qu’un eunuque égyptien terrifié par le son et la vue de la bataille et Sciahan est trop vieux pour faire la guerre – la négociation, voilà son affaire, et cela ne peut pas convenir avec les Français. Alors que dès l’instant où je tiendrai Kutali, la chose est faite : nous attaquons par terre et par mer, en même temps que tous les musulmans de la ville se soulèvent. Rien ne pourra résister à ce choc – croyez-moi, capitaine, rien ne pourra résister à ce choc. Venez voir mon navire : vous verrez de quoi il est capable, vous verrez quel genre d’hommes j’ai à bord.

— Bougres poilus, murmura Bonden, les yeux levés pour suivre son capitaine qui montait à bord du Torgud, accueilli par le claquement des cymbales. Par ces mots il voulait dire non seulement barbus, mais sauvages, farouches, sombres, passionnés, rudes, violents, vicieux et barbares. Jack eut à peu près la même impression et à plus juste titre encore car il vit l’équipage entier, l’équipage étonnamment nombreux : ils avaient tous un certain air de famille bien qu’ils fussent de nombreuses couleurs et races différentes, du noir luisant au gris de fromage aigre des Bessarabiens ; ils étaient probablement unis par la religion, certainement par leur terreur du capitan-bey – à bord du Torgud les fautifs étaient coupés en morceaux pour servir d’appât – et tremblaient visiblement devant lui. Les officiers semblaient tous turcs et, à en juger par le zèle éclairé avec lequel ils montrèrent leurs grands canons et leur mousqueterie, ils connaissaient à fond la partie guerrière de leur profession, tandis que la manière dont le navire avait mis en panne suffisait à prouver la compétence navale d’au moins certains d’entre eux ; pourtant, aucun ne paraissait avoir la moindre notion d’ordre, de discipline ou de propreté, sauf pour ce qui était des canons. Tous en cuivre, ils brillaient noblement dans le soleil couchant ; en dehors de cela le Torgud ne semblait avoir ni premier lieutenant, ni bosco, ni responsable de la propreté. Le gréement était plus souvent noué qu’épissé quand il avait besoin de réparations, le bois du pont était invisible sous la crasse et entre les canons on apercevait de petits tas d’excréments humains. Malgré tout, le Torgud était manifestement un navire redoutable, comme une version plus grande et beaucoup plus dangereuse des navires pirates que Jack avait rencontrés dans les Indes occidentales. Il n’eut pourtant pas beaucoup de temps pour réfléchir car Mustapha, tout en lui montrant son navire, lui exposait son plan d’attaque sur Kutali, et l’expliquait avec une vitalité exubérante qui exigeait la plus grande attention, surtout du fait que Graham était parfois à court de termes maritimes. En essence, l’attaque serait un bombardement, par des canonnières de faible tirant d’eau armées des canons que Jack fournirait, suivi d’un assaut général. Mustapha disposait de près de quarante Caïques appropriés tout le long de la côte ; ils ouvriraient une demi-douzaine de brèches dans le rempart, et ses hommes emporteraient la place. Il regardait Jack avec attention mais Jack, n’ayant rien à dire à propos d’une attaque sur une ville dont il ne connaissait pas le rivage et dont il n’avait jamais vu les défenseurs et les fortifications, se contentait d’incliner poliment la tête. De toute manière, une bonne partie de son esprit était occupée par l’extraordinaire spectacle, à demi visible, des canons milieu. La bouche à feu centrale, dans la longue rangée des pièces de dix-huit livres en cuivre, semblait dominer ses voisines de la plus étrange manière ; mais son sabord particulièrement grand était pour l’instant fermé et le voilier avait étalé son travail sur la masse.

— Voici la joie de mon cœur, dit Mustapha, en faisant écarter la toile d’un geste de la main.

Et à sa stupéfaction, Jack vit un canon de trente-six livres, arme inouïe, extravagante pour une frégate – même un vaisseau de ligne de premier rang n’embarquait rien de plus que des trente-deux livres, et uniquement pour la batterie basse – et si massive qu’elle écrasait pratiquement ses voisines. Et de l’autre côté, sur bâbord, se trouvait son homologue, son contrepoids indispensable.

— Je n’ai jamais vu un si beau canon ! s’écria Jack, examinant les dauphins qui s’enroulaient autour des armes du roi du Portugal et la culasse fort usée. Mais trouvez-vous vraiment qu’il convienne, malgré le poids et la confusion qu’il crée ? demanda-t-il en observant attentivement le pont et les flancs renforcés, les pitons à œil triplés ; jusqu’à leur retour dans la chambre ils discutèrent des avantages et des inconvénients de cet arrangement : l’incommodité des calibres différents dans la même batterie, le poids supplémentaire placé si haut dans le navire et son effet sur le roulis par gros temps, par opposition à l’effet dévastateur de boulets de trente-six livres frappant l’ennemi à distance.

Dans la chambre même, pièce étonnamment luxueuse décorée de damas écarlate, l’apparition du café interrompit la conversation. De toute manière Jack était manifestement sur le point de partir : on ne put le persuader de rester plus longtemps ni de visiter le port tout proche de Karia car il avait rendez-vous avec sa conserve, la Dryad. Cela établi, Mustapha revint sur son plan d’attaque avec une description raisonnablement convaincante des forces dont il disposait, et répéta son opinion de Sciahan Bey et d’Ismail.

Le principal crime de Sciahan, en dehors de l’avidité et de l’avarice, était la vieillesse, la vieillesse froide, incompétente, et Jack eut l’impression que Mustapha, qui expulserait sans aucun doute Sciahan de Kutali s’il le pouvait, peut-être en le tuant au passage, ne le détestait pas totalement. Avec Ismail, c’était tout autre chose : là il y eut des accusations détaillées, persuasives, de déloyauté, d’hypocrisie et de trahison – la voix de Mustapha se faisait plus forte encore, son regard plus terrible : il demanda à Dieu de maudire les enfants de ses enfants s’il laissait jamais ce traître craintif et vil prendre le dessus sur lui.

Jack avait rencontré des hommes passionnés, mais aucun qui se dilatât de la sorte, ses gros poings serrés tremblant de rage, ses yeux totalement injectés de sang. Il y avait manifestement entre Ismail et Mustapha bien autre chose que la concurrence pour une ville ; par ailleurs on ne pouvait douter que Mustapha fût également très désireux de posséder Kutali.

La voix du capitan-bey résonnait comme celle d’un orgue, et dans le canot Bonden dit :

— Il en fait un vacarme, leur patron, on dirait un taureau dans une étable.

À cet instant le sabord du canon tribord de trente-six livres s’ouvrit et une face barbue, enturbannée, en sortit.

— Eh bien, tu me reconnaîtras, mon vieux, constata Bonden après une bonne minute d’observation sans un cillement.

— Barrett Bonden, dit le visage barbu, tu te souviens pas de moi ?

— J’peux pas vraiment dire, mon vieux, derrière tous ces poils.

— Ezekiel Edwards, aide-canonnier sur Isis quand tu étais capitaine de la hune de misaine. Zeke Edwards : qu’a déserté au large de Tiberoon.

— Zeke Edwards, dit Bonden en hochant la tête, oui. Qu’est-ce que tu fais sur cette barque ? T’as été pris ? T’es prisonnier ?

— Non. Je suis de l’équipage. Second canonnier.

Bonden l’examina un moment puis dit :

— Comme ça, tu as tourné turc et tu t’en es fait pousser partout et tu t’es mis une toile à pudding autour de la tête.

— C’est ça, mon vieux. Comme que j’avais pas été élevé dans la religion ; et comme que j’étais déjà circoncis de toute façon.

Les autres nageurs regardaient obstinément Edwards, bouche ouverte ; puis, ils la fermèrent et se tournèrent vers le large avec une désapprobation visible. Mais l’homme avait parlé d’un ton si maladroit, urgent, suppliant, comme s’il avait besoin au-delà de toute expression d’entendre et d’émettre des sons chrétiens, que Bonden répondit. D’un ton assez sévère il demanda ce qu’Edwards faisait avec ce canon de trente-six livres – qu’est-ce qu’un canon de trente-six livres pouvait faire sur une frégate, pour l’amour de Dieu, un canon long de trente-six livres ?

Cela déclencha un flot de paroles, un torrent de confidences bafouillantes avec des fragments de grec, de turc et de lingua franca mélangés à l’anglais bourdonnant de la côte Ouest, le tout déversé dans l’oreille désapprobatrice et à demi détournée de Bonden. Les canons venaient de Corfou, du général français à Corfou ; et s’il les avait donnés au patron c’était pourquoi ? Parce qu’ils étaient portugais et qu’ils prenaient pas les boulets français de trente-six, ni aucune des saloperies de boulets qu’on faisait maintenant, voilà pourquoi. Mais le capitan-bey s’en foutait pas mal : il faisait faire des boulets de marbre par les Grecs sur l’île de Paros, lisses comme du verre. L’ennui c’était qu’ils se fendaient souvent si on les rangeait pas avec soin ; et puis ils coûtaient énormément. On pouvait pas gaspiller une demi-douzaine de coups rien que pour se faire la main – on pouvait pas jeter des boulets de marbre dans tous les sens, des boulets de marbre à dix-neuf piastres la pièce.

— Des boulets de marbre, dit Bonden, ressentant obscurément cela comme une remarque désobligeante à propos de la Surprise et de ses boulets de fer tout simples. Boulets de marbre, mon cul.

— J’ai jamais vu de ma vie une baille à merde aussi dégueulasse que ça, remarqua l’aviron de tête, en crachant sous le vent. Est-ce qu’ils lavent jamais les poulaines ?

Edwards saisit immédiatement ce qu’impliquait cette réflexion et s’exclama très humblement qu’il avait pas eu l’intention de jouer les rupins ni d’en rajouter ; il n’avait pas l’intention de leur faire croire que le parc à boulets était plein de boulets de marbre – non, non, il n’y en avait que cinq pour le canon tribord et quatre pour l’autre, dont un écaillé. Il ne put en dire plus car les cymbales résonnèrent, les tambours battirent et les conques mugirent : le capitaine Aubrey faisait ses adieux et descendait avec le professeur Graham dans le canot où ils s’assirent, pensifs et silencieux, pour qu’on les ramène à leur bord dans le crépuscule.

Pensif et silencieux encore sur le gaillard d’arrière, à l’aube, tandis que Marga disparaissait par la hanche tribord, Jack ajusta sa lunette, jeta un dernier regard à la citadelle de roche, au long môle vénitien, et reprit sa promenade. Silencieux, d’une part parce qu’il était depuis longtemps dans ses habitudes de faire le va-et-vient du côté au vent de tout navire placé sous son commandement tant qu’il pouvait le faire sans troubler la routine du bord, et en partie parce qu’aucun de ses conseillers n’était réveillé, ayant discuté de Mustapha et d’Ismail jusqu’au milieu du quart de minuit. Pensif, car si Mustapha était par certains côtés un homme sympathique, il risquait de ne pas montrer beaucoup de zèle à chasser les Français de Marga s’il était en termes aussi amicaux avec le général Donzelot de Corfou ; le rapport de Bonden lui était parvenu par Killick avec sa première tasse de café, puis Bonden l’avait confirmé.

En se détournant, son œil saisit l’éclat d’une voile lointaine, bien au-delà de la Dryad : celle-ci les avait rejoints à la tombée de la nuit et tenait à présent son poste parallèlement à la Surprise ; ils s’étaient déployés dans le faible espoir de s’emparer de quelque navire en route vers les Français de Corfou, ou mieux encore envoyé par les Français de Corfou à leurs amis de Marga. Automatiquement, il pointa sa lunette, mais comprenant qu’il ne pourrait en aucun cas prendre le temps de poursuivre quelque chose à une telle distance – ce n’était d’ailleurs qu’un petit trabacollo –, il revint à la Dryad et se trouva regarder tout droit Babbington, appuyé à la lisse au côté d’une très jolie jeune femme en vêtement rose garni de dentelles. Il lui montrait quelque chose par-dessus bord et tous deux riaient très gaiement.

Jack referma sa lunette. Il se souvint que Babbington, venu au rapport, avait vaguement murmuré qu’il avait à bord une respectable matrone italienne, une veuve d’officier, à conduire de Céphalonie à Santa Maura, qu’il avait été obligé de la garder à bord, le vent ne portant pas vers Santa Maura, car il ne voulait à aucun prix retarder le capitaine Aubrey au rendez-vous. Une matrone, évidemment, pouvait n’avoir que vingt ans et une veuve pouvait parfaitement être joyeuse, mais cela n’allait pas – cela ne pouvait pas aller.

Le tour suivant l’amena face à face avec autre chose qui n’allait pas. Le jeune Williamson, aspirant de quart, avait à nouveau l’air terriblement chétif et malade : ce garçon n’était pas assez fort pour vivre en mer et Jack ne l’aurait jamais embarqué s’il n’avait pas été le fils de Dick Williamson. Il ne voulait aucun novice, aucun enfant incapable de prendre le quart à quatre heures du matin le ventre vide, et voilà qu’il était responsable envers leur mère de deux gamins, à l’heure où il avait besoin de toutes ses capacités pour des problèmes infiniment plus importants que le bien-être moral et physique d’une couple de garnements. Il allait inviter le garçon pour le petit déjeuner et en même temps prierait Stephen de s’occuper de lui. De toute manière, Stephen aurait dû être déjà levé : le cap Stavro commençait à apparaître par l’avant tribord et il ne devait pas manquer l’ouverture de la baie de Kutali.

— Mr Williamson, lança-t-il, et le garçon eut un sursaut coupable, veuillez, je vous prie, descendre dans la chambre du docteur Maturin et s’il est réveillé dites-lui, avec mes compliments, que nous allons ouvrir la baie de Kutali, spectacle que l’on dit prodigieusement beau. Et peut-être nous ferez-vous le plaisir de votre compagnie pour le petit déjeuner.

Tandis qu’il attendait Stephen, et l’attente fut longue, le docteur Maturin avant enfin conquis le sommeil par quatre doses successives, Jack regarda défiler la côte, spectacle prodigieusement beau en lui-même à présent qu’ils s’approchaient de terre – un rivage abrupt de hautes falaises gris pâle sortant tout droit de l’eau profonde sur un fond de montagnes, montagnes escarpées, dentelées, s’élevant très haut dans le ciel et touchées par la lumière du jeune soleil, un peu dans le sud de l’est, de sorte qu’elles se dessinaient, en crêtes successives, au nombre de sept, avec de vastes forêts vertes du côté ensoleillé, et les roches nues d’un gris brillant. Ordinairement, Jack avait horreur d’être à proximité de n’importe quelle côte ; c’était un marin de haute mer, qui aimait avoir une grande étendue de mer libre sous son vent, au moins cinquante lieues ; mais ici il avait cent brasses sous la quille, à portée de canon de la terre, et de toute manière le temps était particulièrement aimable. Il leur offrait à présent un zéphyr à perroquets, un quart ou à peu près en avant du travers, qui aurait pu être commandé tout spécialement pour leur permettre de doubler le cap et d’entrer dans la baie : mais l’on pouvait douter qu’il veuille les conduire vers l’est jusqu’à Kutali ; il prenait un air languissant, mourant, et peut-être seraient-ils obligés d’attendre la brise de mer pour achever leur voyage et doubler la vaste péninsule.

En fait, le zéphyr tomba tout à fait avant qu’ils aient terminé leur petit déjeuner. Mais c’était un repas particulièrement prolongé et qui avait laissé le temps non seulement à la Surprise de doubler le cap et d’atteindre le milieu de la baie, mais au docteur Maturin de retrouver son humanité. Il avait entamé sa journée d’une humeur très maussade, obstinément insensible, opposé aux beautés naturelles de toutes sortes ; mais à présent, installé, bien nourri, bien imprégné de café, pour fumer son cigare du matin et admirer la vue, il était tout à fait disposé à admettre qu’il avait rarement vu chose aussi superbe que Kutali et son site. L’eau de la baie était doucement ridée à certains endroits mais lisse comme le verre ailleurs, et dans le plus pur de ces miroirs naturels ils pouvaient voir les pics surprenants surgis de la mer, avec toute la ville à leurs pieds – le tout inversé, avec, en superposition sur l’image, des navires et des bateaux, la plupart comme suspendus, immobiles, quelques-uns glissant à la surface, poussés par des avirons ou des godilles. Le calme plat, le ciel sans nuages, l’immobilité du navire et peut-être ce sentiment d’être sur – ou même dans – un miroir donnaient une impression extraordinaire de silence et tout le monde parlait anormalement bas.

Quant à la ville, toute serrée, elle ressemblait à un double cône – remparts gris, toits rouges, murs blancs répétés dans le miroir – jusqu’à ce qu’un souffle égaré vînt détruire le reflet. Cela n’affecta en rien les murs de la ville haute ou la citadelle mais, leur double s’évanouissant, les remparts de la ville basse perdirent la moitié de leur hauteur. Ils n’eurent soudain plus du tout l’air redoutables et Jack vit que le plan de Mustapha, un bombardement par des canonnières, était tout à fait réalisable.

Si au premier abord Kutali semblait compacte, s’élevant en une masse triangulaire de la mer jusqu’à la montagne, la ville était en fait en trois parties : la plus basse s’étalait irrégulièrement des deux côtés du port fortifié et à cet endroit la muraille était très longue, trop mince. Elle était vulnérable et pour autant que Jack put le voir grâce à une observation soutenue à la lunette, les défenses de la ville moyenne ne résisteraient pas non plus à un assaut déterminé. Mais, se dit-il en regardant la ville haute, solidement fortifiée, la ville chrétienne avec ses clochers dépassant des remparts, môme une petite batterie de canons placée là-haut, trois ou quatre pièces de douze livres, simplement, bien servies, rendrait l’attaque impossible en coulant les canonnières dès qu’elles seraient à portée. Il n’y avait aucun besoin de fortification massive dans la partie inférieure aussi longtemps que la mer et le terrain bas étaient sous le feu de l’artillerie.

Mustapha jurait que les chrétiens n’avaient que deux canons, vieux et mangés de rouille, et quelques mangonels, mais que même s’ils en avaient une douzaine cela ne l’empêcherait pas d’attaquer Sciahan car les chrétiens n’interviendraient pas dans une querelle entre musulmans. C’était fort possible, pensa Jack, étudiant à présent le port en tant que base navale – une base navale belle et vaste avec de l’eau douce à proximité, des cales de réparation en eau profonde et du bois en quantité, d’excellents chênes de Valona.

— Là-haut, c’est la ville chrétienne, dit Graham à ses côtés. Vous verrez qu’aucune mosquée n’a été construite à l’intérieur des murs. Une communauté marchande mixte occupe la ville moyenne, et les marins, les charpentiers de marine et autres, le rivage. Les Turcs vivent surtout dans le faubourg à droite, de l’autre côté de la rivière, et vous pouvez apercevoir le kiosque du gouverneur derrière ce qui me semble être les ruines du temple de Zeus Pélasgien. Oui : j’aperçois la bannière de Sciahan. Il est alai-bey, l’équivalent d’un général de brigade : il a donc une seule queue de cheval.

Stephen était sur le point de dire « une galère s’écarte de la plage », mais comme il était debout sur le gaillard d’avant avec Jack, Graham et Pullings, tous les regards fixés dans cette direction, il n’ouvrit pas la bouche.

— Treize coups de canons pour un général de brigade, monsieur ? demanda Pullings.

Jack fit une pause, ajusta sa lunette avec le plus grand soin.

— Ce n’est pas un général de brigade, dit-il enfin. Jamais vu un général de brigade comme ça, qu’il ait une ou deux queues. Je crois que c’est un pasteur grec, ce qu’ils appellent un pope dans ces régions.

Les Surprises étaient moins sûrs de la réception à donner à un pope, un pope orthodoxe à capuchon noir et chapeau carré, qu’à un général de brigade, mais ils s’en tirèrent assez bien et dans la grand-chambre les personnes les plus directement chargées de le distraire perdirent très vite leurs expressions du dimanche quand il apparut que le père Andros était non seulement le représentant des chrétiens de Kutali mais aussi l’un des conseillers politiques du bey et son émissaire en celte occasion. Le bey était souffrant, et s’il serait évidemment follement heureux de voir le capitaine Aubrey dès qu’il serait remis, le besoin de promptitude était si grand qu’il avait demandé au père Andros d’aller voir le capitaine avec ses meilleurs compliments et de lui exposer la position, en transmettant en même temps les requêtes spécifiques du bey et ses propositions correspondantes. En guise de lettres de créance, le père Andros tendit à Jack un document magnifiquement écrit et portant un sceau, puis dit en aparté à Graham :

— Je vous apporte les meilleurs vœux d’Osman le Smyrniote.

— Est-il à Kutali ?

— Non, il a été appelé à Jannina, auprès d’Ali Pacha, le jour où vous avez vu Ismail.

— Ceci est une lettre fort élégante, dit Jack, donnant le document à Graham. Mais dites, je vous prie, à ce monsieur qu’il ne pouvait apporter de meilleures lettres de créance que sa robe et son visage.

Killick partageait manifestement l’impression favorable de son capitaine à l’égard du père Andros (qui était effectivement un fort beau prêtre, très viril) car à ce moment il apporta une carafe du meilleur madère de Jack, celui à cachet jaune. Le père Andros aussi se laissa tenter à boire du vin, mais même si la journée avait été beaucoup plus avancée, il n’aurait manifestement servi à rien de lui offrir de l’alcool ; il n’était pas non plus très porté au sourire ou au rire. Son affaire était trop sérieuse pour cela, et il l’exposa d’une manière directe, méthodique et, Jack en aurait juré, raisonnablement franche.

Les prétentions de Sciahan sur Kutali étaient parfaitement justifiées par la loi et la coutume turques et seraient sans aucun doute confirmées en temps utile par l’iradé du sultan, mais le père Andros ne voulut pas entrer dans ces détails : il se contenterait des questions pratiques immédiates. On savait que l’amiral anglais souhaitait utiliser Kutali comme base pour son attaque sur les Français de Marga et comme lieu de refuge et d’approvisionnement pour ses navires en mer Ionienne ; et qu’en échange de la base il offrait un certain nombre de canons, sous réserve que ces canons soient également utilisés contre les Français.

Marga ne pouvait être attaquée que des hauteurs surplombant la ville ; pour atteindre ces hauteurs, il fallait nécessairement passer par Kutali, et c’était uniquement à Kutali que l’on pouvait couper l’aqueduc de Marga. Ismail Bey, comme Mustapha, aurait à se battre très âprement pour prendre Kutali car, en dehors de ses propres troupes, Sciahan serait soutenu par les chrétiens, qui n’avaient aucune envie d’être gouvernés par Mustapha ou Ismail, tous deux étant non seulement notoirement rapaces mais aussi des musulmans bigots, cependant que Mustapha, qui en pratique ne différait guère d’un pirate ordinaire, était odieux à toute la classe marchande, aux armateurs et aux marins, musulmans et chrétiens ; de sorte que dans l’éventualité peu probable d’une victoire, les rares survivants des troupes du vainqueur ne serviraient pas à grand-chose contre les Français, même si Ismail ou Mustapha tenaient leur parole et se joignaient à l’attaque, ce dont le père Andros demandait la permission de douter extrêmement. Il s’ensuivait aussi que ni Ismail ni Mustapha ne pouvaient compter sur le moindre soutien des chrétiens de Marga, point essentiel pour que l’attaque réussisse immédiatement, au lieu de se prolonger en un long siège qui donnerait au parti français de Constantinople le temps d’intervenir. La plupart des Margiotes étaient chrétiens. Sciahan Bey, par ailleurs, était déjà en possession de Kutali. Il avait maintenu la règle légère et presque imperceptible du wali précédent, laissant aux chrétiens leurs tribunaux et la possession de la citadelle : il était en si bons termes avec les diverses communautés, les Albanais, les Vlaques et les Grecs, qu’on lui avait garanti six cent quatre-vingts combattants, dont beaucoup de Guègues mirdites. En fait, il était l’allié idéal de l’amiral anglais : sa réputation militaire reposait sur vingt-trois campagnes différentes, dont deux en Syrie et en Égypte en collaboration avec les Britanniques – qu’il estimait – contre les Français – qu’il détestait. Il était un vrai Turc, un homme de parole. Il n’était pas un descendant d’esclaves égyptiens ou de renégats algériens, ni un homme qui, aussitôt après avoir reçu les canons, découvrirait des besoins nouveaux ou des raisons de refuser d’attaquer les Français. Il invitait le capitaine Aubrey à descendre à terre, à passer en revue ses troupes et à faire le tour de la ville avec le père Andros, pour voir par lui-même ses forces et ses faiblesses reconnues.

— Eh bien, on ne peut pas dire mieux, dit Jack. Killick, mon canot.

— Cette côte vous est familière, je crois, dit Stephen à Graham en circulant dans la ville affairée derrière le capitaine Aubrey et le père Andros.

— Je ne suis encore jamais venu ici, dit Graham, mais j’ai visité Raguse et Cattaro qui ne sont pas très différentes, et certaines des régions intérieures.

— Vous pourrez donc sans aucun doute me dire ce que sont ces aimables personnages en courts jupons blancs bouffants et chapeau rouge, avec une telle quantité d’armes.

— Ce sont des Tosques, des Albanais du Sud. Mon bon ami Ali Pacha est un Tosque. Il est musulman, bien entendu, mais beaucoup de Tosques, peut-être la plupart ici, sont des chrétiens orthodoxes. Observez la déférence avec laquelle ils traitent ce digne prêtre.

C’était tout à fait vrai : tandis que le digne prêtre montrait le chemin, escaladant d’un pas élastique et bondissant la rue centrale, ou plutôt la volée de marches abruptes et encombrées, les gens s’écartaient des deux côtés, s’inclinaient, souriaient, repoussaient mules, ânes et enfants contre le mur.

— Pourtant, tous ne sont pas aussi respectueux, remarqua Stephen un peu plus tard. L’homme dans la porte là-bas, avec les plus belles moustaches du monde et une paire de pistolets, une étrange épée et deux dagues dans la ceinture – la personne en pantalon écarlate et courte jaquette à dentelle d’or – se mord discrètement le pouce, en geste de mépris ou de méfiance.

— C’est un Guègue, du nord, dit Graham. Tristes personnages, prompts au meurtre et aux rapines. J’ose dire qu’il s’agit d’un romaniste ou d’un musulman : cette étrange épée est un yatagan. À présent, voici un Guègue qui est certainement romaniste – le bonhomme en longue tunique blanche avec une ceinture rouge et un pantalon blanc. Ne le regardez pas trop fixement : ils sont rapides à s’offenser et, comme vous voyez, il transporte un arsenal complet. C’est un Mirdite, d’une tribu de Guègues entièrement catholiques : il y en a une vaste colonie dans le voisinage, bien que leur foyer soit dans les hautes terres du nord.

— Ils doivent donc se sentir chez eux ici, dit Stephen, cette ville est construite pour le chamois et sa famille, ou le vrai capricorne de montagne.

La rue, encore plus abrupte, tourna tout à coup à gauche, de sorte qu’à présent, en grimpant, le fort soleil leur tapait sur le dos ; et le père Andros continuait, sa robe noire gonflée derrière lui tandis qu’il désignait du doigt les différents quartiers : vénitien, grec, juif, arménien et vlaque, tous fortifiés séparément à l’époque de la République.

À part quelques heures à Malte et à Mésentéron, Jack n’avait pas mis pied à terre depuis des mois, et ses bottes le tuaient. De même que son habit d’uniforme, enfilé pour passer en revue les troupes sur le maidan, là en bas, et sa culotte, son baudrier, sa cravate. Plus jeune, Jack aurait poursuivi son chemin, aveugle et haletant, jusqu’à éclater ; aujourd’hui, après un intervalle de souffrance décent, le capitaine Aubrey s’écria :

— Tenez bon. Tenez bon un moment. Vous allez tuer vos alliés.

Andros les conduisit à une placette avec une fontaine sous un orme immense à tronc gris et lisse, et pendant qu’il récupérait ainsi dans l’ombre verte, buvant du retsina glacé apporté d’une maison proche, Jack songea à l’usage qu’il venait de faire de ce mot « allié ».

C’était une placette active, avec un marché à l’extrémité, près de l’église, et des gens d’une demi-douzaine de races y circulaient dans tous les sens, la plupart des hommes armés, beaucoup de femmes voilées. Ils étaient tous d’une curiosité intense mais tous, et même les enfants, remarquablement discrets : à un moment, Stephen vit cependant un grand homme à l’air martial quitter un groupe de Guègues catholiques et venir délibérément vers eux, tortillant sa moustache d’une main ornée d’une superbe améthyste : il portait deux pistolets à monture d’argent dans la ceinture de ce qui ressemblait fort à une soutane, et un mousquet ou peut-être un fusil de chasse – non, un mousquet – sur l’épaule, sa crosse cachant à demi une croix pectorale. Stephen sentit une tension, et remarqua qu’Andros et l’étranger calculaient leur salut avec la plus grande précision pour que ni l’un ni l’autre ne soit en avance d’une demi-seconde.

— Voici l’évêque catholique de Prizren, qui accompagne une partie de ses ouailles mirdites, dit le père Andros.

Jack et Graham se levèrent et s’inclinèrent : Stephen baisa l’anneau de l’évêque et ils conversèrent un moment en latin, l’évêque étant très anxieux de savoir s’il était vrai que le roi d’Angleterre fût sur le point de se convertir, et si l’amiral anglais pourrait être conduit à garantir l’indépendance de la république de Kutali. Stephen ne put le satisfaire sur aucun de ces points mais ils se séparèrent dans les meilleurs termes, et l’on put observer que les Guègues moroses regardaient le groupe d’un air plus favorable, à présent qu’on savait qu’au moins l’un de ses membres était de la confession appropriée.

Ce fut particulièrement évident quand ils atteignirent la citadelle, gardée à cette heure du jour par les seuls Guègues, bande fière, hautaine, sombre et morose qui s’épanouit en humanité souriante quand l’un des nombreux enfants qui les accompagnaient eut annoncé la nouvelle. Mais ni les enfants ni les autres compagnons ne furent admis au-delà des portes, et au-delà des portes, l’aimable conversation du père Andros cessa tout à fait. Plus grave que jamais, il les conduisit par un sentier serpentant à la dernière plateforme, une batterie en demi-lune détachée de la roche vive des deux côtés, incurvée et dominant la mer, la ville basse et ses approches. En montant par le sentier, qui zigzaguait en travers de la falaise abrupte, Jack compta les embrasures de la batterie : elles étaient vingt et une, toutes remplies ; un nombre de canons plus que suffisant pour tenir en respect une escadre puissante, s’ils étaient bien servis. Mais au dernier tournant, au dernier guichet de fer, le père Andros hésita.

— Nous sommes d’une franchise totale, comme vous voyez, dit-il, déverrouillant enfin le portillon. Sciahan Bey a répété qu’il s’en remet entièrement à l’honneur d’un officier de marine anglais.

La remarque ne fut pas bien reçue. « S’il en est si certain, il n’a pas besoin de le dire, et moins encore de le répéter sans cesse », pensa Jack. Et Stephen se dit intérieurement : « Voilà une forme maladroite de chantage », tandis que le ton même de la traduction de Graham indiquait sa désapprobation. Andros était pourtant trop agité pour le remarquer : il les conduisit dans la batterie, et quand le petit groupe des canonniers qui l’occupaient se fut écarté, Jack vit la cause de son émotion : tous les canons, sauf trois, étaient faits de bois peint ; des autres, deux étaient dépourvus de tourillon, de sorte qu’on ne pouvait les pointer avec la moindre précision. Pour le troisième, pièce de cuivre archaïque ayant été autrefois enclouée, la personne qui avait repercé la culasse avait saboté le travail. Mustapha pouvait amener ses canonnières à midi s’il le souhaitait et bombarder les murs de la ville basse tout son content : il n’y avait à Kutali rien qui pût l’arrêter.

— Nous utilisons ces deux-là pour tirer les saluts, dit Andros, et pour tromper le monde en général. Nous n’osons pas toucher le troisième.

— Le bey n’a-t-il pas de pièces d’artillerie de campagne ? demanda Jack.

— Une seule, et elle ne tire que des boulets de trois livres. Il la garde dans son camp. Si on l’apportait ici, la population risquerait de soupçonner la réalité des choses.

Jack hocha la tête et, se penchant sur le parapet, il envisagea la possibilité d’épisser quatre câblots bout à bout et de faire monter au cabestan des canons amarrés sur des rocambeaux bien graissés, directement du rivage. Après tout, une pièce de dix-huit livres ne pesait pas plus que ses ancres de bossoir, et avec une demi-douzaine, la place serait parfaitement imprenable ; mais en faire monter une ou deux par ces rues impossibles, étroites, zigzagantes et plus semblables à des échelles, imposerait des semaines de travail. Le pivot, à cette extrémité, et bien entendu la tension prodigieuse seraient les difficultés principales… mais on résoudrait ce problème quand on y serait : on pouvait toujours compter sur Tom Pullings pour faire des merveilles en matière maritime.

— Paysage romantique, n’est-ce pas ? dit le père Andros.

Son inquiétude semblait avoir diminué, comme s’il avait lu dans l’esprit de Jack, et il parlait avec aisance, souriant peut-être pour la première fois depuis qu’ils avaient débarqué.

— Eh ? dit Jack, oh oui, je suppose.

Il se redressa et prit ses relèvements : le cap Stavro pointait vers le sud-ouest, long promontoire avec Marga à la base côté sud et Kutali côté nord, toutes deux séparées par trente milles de mer mais trois seulement de terre. Mais trois milles si montagneux qu’il n’était pas facile de voir comment accomplir le trajet.

— Où se trouve l’aqueduc qui alimente Marga ? demanda-t-il.

— Vous ne pouvez le voir d’ici, dit Andros, mais je vous le montrerai facilement. Ce n’est pas loin du tout et il y a une superbe vue romantique et sauvage des rochers qui le surplombent. Je sais que les voyageurs anglais aiment beaucoup les vues romantiques et sauvages.

— Demandez-lui, s’il vous plaît, ce qu’il entend par « pas loin du tout », dit Jack.

— Moins d’une heure par le sentier de chèvres, dit Graham après traduction. Mais il dit que nous pourrions prendre des chevaux et passer par le chemin facile, si vous ne regrettez pas de manquer la vue romantique et sauvage.

— Je crains que nous ne soyons pas ici pour nous complaire aux vues romantiques et sauvages, dit Jack. Le devoir exige que nous prenions des chevaux.

Le chemin facile les fit passer entre les montagnes sur un gazon ferme, élastique, monter, descendre et descendre encore vers un col herbu où le prêtre démonta et dit :

— Ici.

— Où ? s’exclama Jack, cherchant aux environs une série de nobles arches traversant le paysage.

— Ici, dit le prêtre à nouveau, en tapant du pied sur une dalle de calcaire à demi enterrée dans l’herbe. Écoutez.

Penchant la tête dans le silence, ils purent entendre l’eau courir sous le sol. La source était sur le mont Shkrel et un canal couvert en pente douce transportait l’eau jusqu’aux hauteurs derrière Marga :

— Vous pouvez le voir, comme une route verte suivant la courbe des collines, là où il plonge tout droit, et je vous montrerai plusieurs endroits où l’on peut facilement le couper.

En regardant Marga d’en haut, Jack eut envie de dire qu’il n’aimerait pas être dans les bottes de l’officier commandant la place, privé d’eau douce et avec une batterie lui tirant dessus d’une telle hauteur, car il ne doutait pas que malgré la difficulté notoire de transporter canons et même caronades par voie terrestre et surtout montagneuse, il pourrait en faire passer un nombre suffisant sur cette belle herbe ferme et drue, en suivant le parcours du canal qui respectait à peu près la courbe de niveau, une fois qu’il aurait réussi à les faire monter jusqu’à la citadelle. Mais il n’aimait pas tenter le sort, que ce fût à terre ou en mer, et il se contenta d’observer « que peut-être il vaudrait mieux rentrer à présent ; quant à lui, il avait une si terrible faim qu’il pourrait dévorer un bœuf et en redemander ».

Ils repartirent donc à belle allure, les chevaux impatients de retrouver leur écurie, les hommes leur mangeoire ; et en chemin ils rencontrèrent un officier turc. Il échangea avec le père Andros quelques mots en privé – langage incompréhensible, mais satisfaction sensible – et le prêtre annonça, avec le peu de spontanéité qu’il put rassembler, que le bey, remis de son indisposition, serait heureux d’inviter le capitaine Aubrey à un…

— C’est un terme inhabituel, albanais d’origine, je crois, dit Graham, peut-être pourrait-on le traduire par casse-croûte, repas léger ou hâtif.

Une version plus exacte aurait été « mouton à queue grasse farci au safran précédé de trois plats et suivi de trois autres ». Pendant une partie du festin, pour que Graham puisse prendre le temps de manger, Sciahan parla par l’intermédiaire d’un drogman moldave, racontant à Jack la campagne de Syrie de 1799 où lui et Sir Sydney Smith avaient chassé Buonaparte de Saint-Jean-d’Acre, et ensuite ses manœuvres avec la Brigade navale durant les jours qui avaient conduit à la bataille d’Aboukir. Sir Sydney était un peu trop voyant pour que Jack le considère comme son personnage favori, mais un éloge sincère et raisonné de la Navy, surtout venant d’un combattant aussi couturé et ravagé que le bey, c’était tout autre chose, et Jack le regardait avec beaucoup de complaisance. Il aurait de toute façon aimé son hôte, petit homme compact à barbe grise empreint d’une grande dignité naturelle, direct, et, en dehors de sa maladie diplomatique et de l’envoi du père Andros pour que sa position soit présentée à Aubrey par un chrétien comme lui, sans artifices. Il était beaucoup plus proche de ce que Jack attendait d’un Turc : un homme honnête, et auquel il pouvait faire confiance. Vers la fin du repas, Sciahan dit :

— Je suis heureux d’apprendre du père Andros que vous avez vu l’état de Kutali. Je sais que votre amiral souhaite pouvoir utiliser le port pour ses navires et qu’il souhaite que nous l’aidions à chasser les Français de Marga. S’il me donne les canons, les Kutaliotes et moi nous ferons notre part.

— Très bien, dit Jack, j’enverrai ma conserve à Céphalonie chercher les canons dès que le vent passera au nord.

Mission en mer Ioniene
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